Chronique de la délinquance extraordinaire
⬤ Édition gibbeuse : pleine lune du 18 septembre 2024
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Chronique de la délinquance extraordinaire
C’est avec une grande satisfaction que les enquêteurs du bureau des cellules et organites ont annoncé avoir rétabli l’ordre dans la cité du Grand Glandier, à Florbeux. Un étrange ballet nocturne perturbait en effet depuis plusieurs mois le sommeil des habitants de ce quartier difficile, en proie à une importante délinquance de proximité. Chaque soir et jusqu’à une heure avancée de la nuit, des individus maigres et pâles, à la mine patibulaire, descendaient de leurs voitures et pénétraient dans les parties communes de la cité, dont les portes avaient depuis longtemps été forcées.
Ils s’y attroupaient pendant des heures, bloquant l’entrée des ascenseurs, des escaliers et des locaux à ordures, semant la peur chez les habitants, essentiellement des femmes âgées installées au Grand Glandier par l’Office de Remisage des Retraités Modestes (ORRM). « On appelait la police tous les soirs, explique Gisèle (le prénom a été changé), l’une des habitantes, mais elle ne venait jamais. Pour eux c’est pas des choses graves et c’est vrai qu’ils ne s’en prenaient jamais à personne, mais ils faisaient peur. Quand on a notre âge, c’est pas rassurant de voir des grands gaillards tenir les murs comme ça. Et puis ils n’avaient pas l’air net. »
Sur les images de vidéosurveillance, on voyait en effet des individus blafards faire la queue pour se rendre dans la cour intérieure de la cité et en ressortir l’air hagard et satisfait, certains dissimulant mal une grande agitation, voire des tremblements. « Il est vrai que nous aurions dû agir plus tôt, reconnaît le caporal Maurice Vibrisses, chef de la brigade à moustaches de Florbeux, et que nous n’avons pas tout de suite exploité les images des caméras de vidéoprotection. »
Comme souvent, c’est grâce à la sagacité d’un honnête citoyen, en l'occurrence d’une citoyenne, que la police a fini par intervenir. « Je sors rarement le soir depuis la mort de mon mari, raconte Orphée (le prénom a été changé), professeure de littérature à la retraite, et j’ai le sommeil assez lourd, donc je dois avouer qu’ils ne m’ont jamais beaucoup dérangée. Mais un soir en revenant d’un restaurant avec des amis je suis tombée sur eux, entassés dans le hall, et j’ai compris tout de suite. Leurs regards fous et lubriques, le sifflement de leurs bronches dévorées par la phtisie, leur peau rongée par la syphilis. Ces gens-là étaient des poètes. »
Sitôt informée, la police a mis en place une planque qui a vite confirmé la gravité de la situation. « Un nombre aussi important de poètes sur un même site est extrêmement rare, nous explique le caporal Vibrisses. On parle de densités que la France n’a pas connues depuis la fin du XIXe siècle. Ça n’a rien de naturel, d’autant que l’espèce n’est plus endémique. Dans ce genre de cas, l’urgence est de trouver ce qui les attire. »
Plusieurs nuits d’observation ont permis à la brigade à moustaches de porter ses soupçons sur le cabinet de dermatologie installé au rez-de-chaussée de la cité, devant lequel les poètes avaient tendance à se regrouper. Une perquisition a été rapidement autorisée et, devant les soupçons du juge, confiée au bureau des cellules et organites.
Leur commandant, le lieutenant Jean Biome, n’a pas été surpris de ce qu’il a découvert. « C’est un cas assez classique. Le dermatologue, cherchant sans doute à réaliser des économies, ne détruisait pas les grains de beauté extraits de ses patients comme l’exige la procédure mais les jetait par la fenêtre dans le jardin de la cour intérieure. Évidemment, certains d’entre eux ont germé et le jardin s’est vite retrouvé envahi de beauté. »
Il ne s’agit pas d’une beauté ordinaire, précise le lieutenant Biome. « C’est même plutôt laid. Imaginez un grain de beauté qui aurait poussé pour engendrer un arbuste noirâtre et spongieux. La plupart des gens n’y prêtent pas attention ou trouvent cela dégoûtant. Mais ce genre de beauté bizarre attire énormément les poètes, qui peuvent provoquer des dégâts si on les laisse devenir une espèce invasive. La bonne nouvelle étant qu’ils disparaissent vite une fois l’aspect du lieu redevenu ordinaire. »
Ce soir, les habitants de la cité du Grand Glandier peuvent à nouveau dormir tranquilles.
Ca commence comme du Grosland, mais ca finit comme du Maupassant.
C'est très beau. Merci !