Pour un nouveau pierre-feuille-ciseaux (première partie)
◑ Édition croissante : premier quartier du 10 octobre 2024
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Pour un nouveau Pierre-feuille-ciseaux (première partie)
Publié à l’origine dans Café de Faune
Si nous avons choisi de publier cette tribune, c'est pour briser le silence entourant un scandale national, scandale dont sont victimes les plus fragiles d'entre nous : nos enfants.
1. Le jeu de pierre-feuille-ciseaux
Depuis le milieu des années 1950 est pratiqué dans les cours de récréation de notre pays le jeu de Pierre-feuille-ciseaux, que nous nommerons PFC pour plus de commodité. Si les origines de ce jeu sont peu claires (le lecteur désirant plus d'informations à ce sujet pourra se reporter à l'importante somme de travaux publiée par Henri Foresse-Girolt, qui fait autorité dans ce domaine), ses règles sont fort simples. Deux enfants se font face et placent chacun l'une de leurs mains dans leur dos. L'un d'eux (baptisé enfant dominant par Foresse-Girolt) compte alors à haute voix jusqu'à trois. Durant ce laps de temps, les deux enfants forment, à l'aide de leurs doigts, l'un des symboles suivants :
La pierre, représentée par un poing fermé.
La feuille, quant à elle, nécessite de mettre la main « à plat », le pouce aligné aux autres doigts.
Pour représenter les ciseaux, plus complexes, l'enfant doit replier tous les doigts à l'exception de l'index et du majeur, qu'il écartera au maximum. D'après Paul Deroussin, ce n'est que vers l'âge de trois ans que l'enfant acquiert la capacité de les représenter.
Lorsque le troisième chiffre est vocalisé par l'enfant dominant, les deux joueurs tendent le bras dissimulé jusqu'à ce qu'il soit parfaitement visible par leur camarade. Est alors déterminé un gagnant, chaque symbole étant considéré plus fort qu'un autre et plus faible qu'un troisième (deux symboles identiques ayant toujours pour résultat une manche nulle). Le résultat est annoncé sous la forme d'une courte phrase strictement codifiée, nommée énoncé de conclusion de match (« les ciseaux coupent la feuille », « la pierre casse les ciseaux », etc).
Le tableau 1 représente le résultat du match pour l'enfant dont le symbole est mentionné en tête de chaque ligne (le signe de l'adversaire étant en haut de colonne). G représente un gain, P une perte, x un nul.
Comme on peut le voir dans le tableau 1, les chances de gain, de perte et de match nul sont égales et similaires quel que soit le symbole choisi.
Le PFC, jeu innocent et ne nécessitant aucun matériel, a longtemps constitué pour les jeunes enfants une intelligente initiation aux aléas de l'existence, leur permettant d'apprendre à perdre tout en gardant confiance en eux, les chances étant strictement les mêmes pour tous (1/3 de gains, 1/3 de pertes, 1/3 de nuls).
Si certains, comme André Jolain, se sont très tôt inquiétés du caractère guerrier de deux des trois symboles proposés lors du jeu, et en particulier de ce « triomphe de la barbarie sur l'intelligence et la galaxie Gutenberg » constitué, selon lui, par l'énoncé « les ciseaux coupent la feuille », les incidents notables sont restés rares. À notre connaissance, un seul, que nous ne citerons que pour mémoire, a eu des conséquences graves : la victime, âgée de quatre ans, jouait avec un camarade qui refusa d'accepter que ses ciseaux soient brisés par la pierre de son adversaire, garda les doigts écartés (« quittant la diégèse ludique toujours armé de sa belliqueuse métaphore », comme l'écrit Jolain, qui voit dans ce fait divers un cas typique de confusion entre réalité et fiction) et frappa son partenaire au visage. Le garçonnet perdit l'usage de son œil gauche de façon permanente.
2. L'introduction du puits
Les dérives sérieuses ne débutèrent que vers 1981. Cette année-là, suite à diverses pressions que nous n'aborderons pas ici1, fut introduit dans le jeu un quatrième symbole, le puits, représenté par la flexion partielle des cinq doigts, le pouce entrant en contact avec le majeur.
Cet ajout bouscula la mécanique finement huilée de ce jeu. Le tableau 2 indique les résultats des nouvelles combinaisons possibles.
Ici, plus d'égalité des chances, comme on peut le voir dans le tableau 3.
Le résultat est clair : les chances de gain de la feuille et du puits sont deux fois (!) plus importantes que celles de la pierre et des ciseaux.
Un tel écart statistique ne pouvant s'expliquer par le simple hasard, nous avons entrepris d'en chercher les causes, nous basant sur les travaux de Charles Blackett, qui fut le premier à insister sur le caractère féminin des symboles « vainqueurs » (puits et feuille représentant respectivement, selon lui, le vagin et l'hymen) et sur le caractère masculin des symboles « vaincus » (pierre et ciseaux, respectivement testicule et verge).
Il est évident que, dans cette optique, les « ciseaux coupant la feuille » ne sont plus la « victoire de barbarie sur l'intelligence » chère à Jolain mais métaphore de la défloration. Et l'hypothèse (évoquée par Alice de Malincourt) d'un lobby féministe radical, pour ne pas dire wokiste, à l'origine de l'introduction du puits donne sens aux modifications effectuées dans le PFC étendu : l'idée de « ciseaux coupant la feuille » et ne pouvant être contrés que par une « pierre [autre symbole viril] cassant les ciseaux » devait sembler intolérable à ces idéologues gauchistes qui, dans l'impossibilité de réduire ces symboles à l'impuissance (dans tous les sens du mot), n'ont pu que limiter leur pouvoir de nuisance en les faisant se perdre dans un puits, vagin-gouffre sans plus de fond que le tonneau des Danaïdes.
3. Effets pervers du PFC étendu
La généralisation du PFCé n'est pas allé sans causer de sérieux problèmes. En effet, comme l'ont mis en évidence les travaux de Vladimir Prokov, basés sur de nombreuses années d'observation, les enfants semblent, d’une façon ou d’une autre, être conscients de l'orientation sexuelle des différents symboles proposés puisqu'ils ne les choisissent pas de manière conforme à une répartition aléatoire.
Dans les deux cas, les différences (pourtant totalement libre et désintéressé, les enfants testés ne maîtrisant pas les notions de statistique nécessaires à un choix délibéré des symboles les plus « puissants » en termes de chances de gain) sont notables : le puits et les ciseaux, symboles les plus sexués, sont invariablement les plus choisis par les enfants du même sexe. Plus loin dans ses travaux, Prokov a également noté que la proportion de ciseaux croît avec l'âge chez le garçon au détriment de la proportion de pierres (pour Prokov, c'est un signe d'un recul de la focalisation sur l'anus et l'excrément — selon lui autre symbolique de la pierre — au profit d'une virilité plus assumée avec le développement des capacités érectiles de la verge). Enfin, les fillettes issues de familles traditionalistes et religieuses ont une tendance marquée à préférer la feuille au puits (46 %/21 % contre 32 %/35 % dans l'ensemble de la population féminine), preuve supplémentaire de la justesse de cette approche psychanalytique.
Ces différences pourraient sembler accessoires si les conséquences n'en étaient aussi tragiques. En effet, n'oublions pas que les chances de gain des symboles féminins sont de 50 % alors que celles des symboles masculins sont de 25 %. Tant que la répartition entre les différents symboles est totalement aléatoire (ou supposée telle), cela ne pose pas grand problème (si l'on met de côté le fait qu'un individu initié à la statistique dispose d'un avantage de poids). Mais lorsqu'on sait que les garçons ont une tendance naturelle à se porter sur les symboles masculins « inférieurs », on réalise que ce jeu jusqu'alors école de tolérance et leçon en matière d'égalité des chances devient imprégné d'un fatalisme sexiste on ne peut plus douteux.
Probabilités de gain :
Nous nommerons CG la probabilité de gain finale.
Nous nommerons CM la probabilité de choisir un symbole masculin et CGM la probabilité de gain sachant qu'un symbole masculin a été choisi.
Nous nommerons CF la probabilité de choisir un symbole féminin et CGF la probabilité de gain sachant qu'un symbole féminin a été choisi.
Expression logique :
CG = (CM ∧ CGM) ∨ (CF ∧ CGF)
Expression mathématique :
CG = (CM * CGM) + (CF * CGF)
soit
CG = (CM * 0.25) + (CF * 0.5)
L'écart est significatif : les chances de gain des garçons sont inférieures de 15 points (soit 31,25 %) à celles des filles.
Pour Blackett, cet écart a eu de graves conséquences. Quand on sait que près de 90% des enfants de dix ans ont joué de façon régulière au PFCé2 durant leur vie, on peut se demander quelles en seront les conséquences à long terme. Quels adultes deviendront ces enfants qui n'ont connu, durant toute leur jeunesse, que la terrible humiliation de jeux castrateurs ?
André Jolain a osé regarder le problème en face en mettant en parallèle les chiffres de la délinquance juvénile d'une année donnée avec le pourcentage de parties de PFC jouées avec les règles étendues dix ans plus tôt (on suppose les jeunes délinquants âgés de 13 à 18 ans, alors que le PFC est pratiqué essentiellement par les enfants âgés de 3 à 8 ans).
On ne peut que s'inquiéter à la vue de ces chiffres, surtout quand on sait que depuis 1997 la quasi-totalité des parties de PFC suivent les règles du PFCé. Allons-nous encore longtemps laisser de jeunes adultes sombrer dans la violence, seul moyen qu’ils ont trouvé pour pour restaurer leur virilité bafouée dans les cours d’école ?
Dans la deuxième partie de cet article, nous proposerons des solutions.
Notes
1- Pour une vue d'ensemble de ce problème, se reporter aux travaux de Charles Blackett, qui restent une référence.
2- « A la question ‘Avez vous déjà joué de façon régulière (de façon hebdomadaire et pendant une période d'au moins un mois) au jeu du Pierre-Feuille-Ciseaux-Puits ?', 88,7% des enfants de dix ans répondent oui. » Valdimir Prokov, in Statistics and children games, pp. 388-389
Moi quand j'étais gône on disait Papier Cailloux Ciseaux.
Mais c'est peut-être une Lyonnaiserie...
Toujours inattendu!