Quelques fragments de la philosophie européenne des années 1990
⬤ Édition gibbeuse : pleine lune du 15 novembre 2024
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Quelques fragments de la philosophie européenne des années 1990
Bonjour à toutes et à tous et merci d’être venus aussi nombreux aux journées sas ouvert de l’université de Cerberus Palus.
L’objet de ce cours, je le rappelle, est la vie culturelle et intellectuelle des décennies qui ont précédé la Catastrophe et le départ des humains pour la planète Mars. Objet d’étude particulièrement ardu pour l’historien, tant une grande partie des documents de cette période ont été perdus : trop récents pour être archivés avec le soin qu’on portait aux documents historiques, enregistrés sur des supports numériques et magnétiques fragiles, ils ont pour la plupart été détruits, nous obligeant à travailler à partir de fragments parfois très maigres. C’est là le drame et le paradoxe avec lequel nous devons composer, nous autres spécialistes des Derniers Temps Terrestres : même nos collègues antiquisants disposent de documents plus complets et mieux conservés que les nôtres.
Mais ne nous laissons pas décourager et venons-en au sujet qui ouvre cette série de cours : « Renouveau philosophique de l’Europe des années 1990 ». De nombreux travaux, dont ceux du professeur Marcinowski, nous ont convaincu que l’Europe a connu, quelques décennies avant la Fin, un nouvel âge d’or de la pensée, peut-être sans égal depuis celui qui, vingt-cinq siècles plus tôt, a vu naître aux abords de la péninsule hellénique les fondements de la pensée occidentale. Nous en voulons pour preuve plusieurs enregistrements, certes incomplets, qui semblent attester de la coexistence d’un grand nombre de courants philosophiques rivaux mais néanmoins très populaires, à en croire le nombre de mentions trouvées dans les rares archives numériques à avoir survécu à la catastrophe.
Commençons par ce texte, dont la traduction depuis l’anglais, comme celle de tous les documents dont nous parlerons aujourd’hui, a été réalisée par la professeure Zenobia Stepnowska.
Une nation heureuse,
Vivre dans une nation heureuse
Où le peuple a l’intellection de l’homme parfait et en rêve
Un état de fait qui conduit à un doux salut
Pour le peuple, pour le bien commun, pour la fraternité humaine
Nous voyageons dans le temps
Les idées des hommes, elles seules perdureront
Et au fil du temps, nous apprendrons de notre passé
Qu’aucun homme n’est digne de régner seul sur le monde
Un homme peut mourir, mais pas ses idées
La densité de cet unique fragment est remarquable. Clairement situé dans un héritage platonicien, il semble proposer à la fois une vision très classique du philosophe-roi, « homme parfait » dirigeant la cité, tout en réfutant que cet idéal puisse être incarné par un individu, lequel est toujours faillible. Mais contrairement à d’autres critiques de Platon, hostiles à son idéalisme, l’auteur semble au contraire, dans une hypostase toute plotinienne, affirmer que ce sont les idées elles-mêmes, seules réalités durables, qui doivent régner sur le monde. Un tel retour à l’idéalisme pur constitue une rupture radicale avec la philosophie des XIXe et XXe siècle et prouve l’originalité radicale du renouveau philosophique des années 1990.
Considérons maintenant ce fragment d’un autre auteur anonyme, qui semble quant à lui descendant direct des penseurs du XIXe siècle tardif et du XXe siècle.
Non non, non non non non, non non non non, il n’y a pas de limite
Pas de limites, nous atteindrons le ciel
Aucune vallée n’est trop profonde, aucune montagne trop haute
Pas de limites, nous n’abandonnerons pas le combat
Nous faisons ce que nous voulons et nous le faisons avec fierté
Simple affirmation radicale d’inspiration nietzschéenne, est-on tenté de penser. Pas si sûr, comme le montre cet autre passage du même fragment.
Je suis sur le fil, je sais où est le bord
Je travaille dur pour gagner ma paye
Tic tac tic tac, prends ton temps
Nous sommes ici loin de l’amor fati. Moyen pour l’auteur de dénoncer les contradictions d’une libération totale de l’énergie vitale, qui finit nécessairement par être mise au service d’une fuite en avant vers des désirs jamais être pleinement assouvis ? Pourquoi cette mise en garde adressée au lecteur, qui devrait « prendre son temps » quand bien même il peut « faire ce qu’il veut » ? Comme dans l’extrait précédent, on a ici affaire à un auteur qui ne craint pas de pousser son propre système philosophique dans ses derniers retranchements, jusqu’à rendre ses contradictions apparentes et nous amener à nous demander si toute conclusion, toute volonté de réponse définitive, est davantage qu’un simple renoncement.
Idée qu’on trouve poussée encore plus loin dans ce troisième fragment.
Toujours davantage, la foule désire toujours davantage
La liberté et l’amour, voilà ce qu’il recherche
Libéré du désir, l’esprit et les sens épurés
Nanananananananananananana
C’est toute croyance, tout désir et toute pensée qui semblent ici vaincus en l’espace quelques lignes dans ce texte dont les racines sont bien sûr à chercher dans la philosophie orientale. Mais là où même les textes taoïstes les plus radicaux se contentent de décrire le Tao (ou l’impossibilité de le décrire), ce fragment, conscient des possibilités ouvertes par la littérature du XXe siècle, va jusqu’à abolir le langage, à devenir sa propre négation.
Quant au dernier fragment, son interprétation reste ouverte.
Je suis le Scatman
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Document trop incomplet ? Détérioré ? Codé ? Nécessitant des références secondaires dont nous ne disposons pas ? Impossible de le dire. Déplorons simplement que, comme des millénaires plus tôt la pensée présocratique, toute une part de la sagesse humaine, faute de clé permettant d’y avoir accès, nous soit à jamais perdue.
Je ne l'ai pas eu au premier extrait☺️ Merci et bravo, j'ai bien et beaucoup ri 👏👏👏👏👏👏
Je ne pensais les paroles des titres d'eurodance aussi profonds 😂