L’Insolithe paraît quatre fois par mois, à chaque nouvelle phase de la lune. Abonnez-vous gratuitement pour n’en manquer aucun, ou souscrivez à un abonnement payant pour me soutenir.
Thanatocratie
Il fut finalement accepté, d'un commun accord et de façon officielle, que l'humanité n'était pas prête à présider à son propre destin. Les individus, conclurent avec gravité et à l'unisson psychologues, neurologues et sociologues (ne faisant que confirmer ce que les sages, de tout temps et en tous lieux, avaient affirmé, mais apportant à ce constat que chacun a pu faire un jour dans sa vie la caution scientifique qui lui manquait), étaient incapables de se soucier du bien commun et de le préférer à leur intérêt privé, immédiat et égoïste. Tous les systèmes politiques imaginés jusqu'ici, des plus libéraux aux plus autoritaires, étaient donc caducs et ne pouvaient que conduire, à plus ou moins brève échéance, à la catastrophe.
On songea un instant confier l'avenir de l'humanité à des machines, mais l'idée fut vite abandonnée. Non seulement les intelligences artificielles ne faisaient le plus souvent que reproduire les biais de ceux qui les avaient créées (cela aussi, les philosophes, à la sagacité desquels décidément rien n'échappait, l'avaient remarqué), mais il aurait tout de même été bien triste qu'homo sapiens n’ait survécu si longtemps que pour voir son histoire s'achever sur une telle résignation.
L’humanité était sur le point d’abandonner quand un penseur, dont on ne sait plus s’il était philosophe, sociologue ou psychologue, fut frappé d’un brusque éclair de génie. Il existait bien, en ce bas monde, une catégorie de personnes qui n'était pas absolument pas susceptible d’égoïsme : celle dont l’égo était en instance immédiate de désintégration.
On décida donc de rompre avec la tradition plusieurs fois centenaire qui voulait que le droit de vote soit donné aux citoyens un certain nombre d’années après le début de leur existence. Désormais ne seraient plus autorisés à participer à la vie de la cité que les gens proches de leur fin. Dans chaque cas, un parterre de médecins devrait attester que l’aspirant citoyen n’en a plus que pour quelques années, afin que lui soit délivré au plus vite une carte électorale.
Comme bien des idées révolutionnaires, son exécution laissa tout d’abord à désirer. Malgré les efforts méritoires d’un nombre réduit de citoyens qui voulaient bien se donner la peine de mourir jeunes, l’écrasante majorité des votants restait d’un âge très avancé et, dans leur majorité, se contentaient de voter de façon conforme à leur classe d’âge, c’est-à-dire en faveur d’une augmentation des pensions de retraite. Les jeunes mourants, plus idéalistes mais pas plus lucides, ne s’intéressaient quant à eux qu’aux frivolités de leur âge et se retrouvèrent vite à court d’idées — on ne peut guère légaliser chaque drogue qu’une seule fois.
Alors, tout comme l’âge de la majorité civique avait par le passé eu tendance à diminuer au fil des décennies — passant en France de vingt-et-un à dix-huit ans, à seize dans d’autres pays —, on décida de réduire l’écart entre âge légal du vote et date prévisionnelle du décès. Ne purent bientôt plus voter que les gens dans leur dernière année de vie, puis dans leur dernier mois. Cela eut certes pour effet de faire passer au second plan la question des retraites, mais uniquement parce que les votants ne souciaient désormais plus que de défiscaliser leur héritage. Les philosophes, réalisant peu à peu qu’il ne serait jamais possible de tuer en l’homme la tendance à préférer ses proches à la vaste communauté humaine, commençaient à en avoir assez. Dans une dernière tentative, on décida de ne plus délivrer de permis de vote (et encore, uniquement par voie électronique, cela afin d’éviter des délais administratifs intolérables en pareille circonstance) qu’aux agonisants.
Alors le corps électoral, qui n’était plus composé que de subclaquants à demi-conscients et de sédatés gavés de toute ce que la pharmacopée compte de barbituriques, se mit à voter comme un seul homme pour la seule chose qui occupait ce qui lui restait d’esprit : d’étranges rêves peuplés de nappes de couleurs et de couloirs lumineux bordés d’archanges. On appliqua ce programme séance tenante. Ainsi fut réalisé le paradis terrestre.
Une de tes nouvelles (essai ? Comment doit on nommer ta prose d'ailleurs ?) que j'ai préférée.
Poésie, humour, cynisme ou encore lucidité : comment ne pas choisir !
Superbe!
De toute beauté ! J'adore ce style à la fois intemporel et suranné, constitué de phrases interminables et de tournures pseudo-désuette :) Mention spéciale pour les "subclaquants". Merci 👏👏👏👏👏👏👏